Le Charbonnage du Hasard de Cheratte
Le Charbonnage du Hasard de Cheratte: poussière de vie

Le Charbonnage du Hasard de Cheratte: poussière de vie

Le Charbonnage du Hasard de Cheratte: poussière de vie

Un ailleurs non-géographique ancré dans la chair même des hommes

Cheratte, Belgique

Des bras contre du charbon

En 1900, la Belgique est le quatrième producteur de charbon au monde.

De nombreux travailleurs étrangers s'expatrient dans les différentes mines belges : turcs, portugais, polonais, grecs, maghrébins, etc.

Après la seconde guerre mondiale et la fermeture des frontières avec les pays de l’Est, l’immigration italienne devient dominante.

De 1946 à 1956 , l’Italie s’attache à résoudre les problèmes dus à l’effondrement de son économie, ainsi qu’au désarroi de sa jeunesse face au chômage et son grand besoin de combustible pour se reconstruire.

Les patrons charbonniers de Belgique, quant à eux, doivent faire face au départ des prisonniers allemands travaillant dans les mines jusqu’à leur libération en 1947, et donc à une pénurie de main d’œuvre pour les besoins énergétiques du pays.

Le 23 juin 1946, les premiers accords entre la Belgique et l’Italie sont négociés par le biais d’une convention préparant le transfert vers les charbonnages belges de cinquante mille travailleurs italiens en 2 ans.

Le deal est simple : 1 homme contre 1200 kg de charbon par semaine pendant 1 an.

À partir de Milan s’organise une véritable campagne publicitaire dans toute l’Italie : affiches et documentaires expliquant la bonne vie à la mine pour ceux qui auront le privilège d’être choisis.

Qualités requises : être un jeune homme célibataire de moins de 35 ans en excellente santé, avoir un corps sain et vigoureux, du courage, de la force et du sang-froid.

Moins d’hommes qu'espérés se présentent, et les Belges vont alors élargir leurs critères. C'est ainsi que des hommes plus vieux, avec charge de famille, vont quitter leurs régions pauvres du sud de l’Italie pour s’installer en Belgique.

Le voyage entre Milan et Bruxelles dure près de deux jours ; de longs convois arrachent à leur famille des milliers d'hommes, le cœur battant d'espoir vers une vie meilleure.

Beaucoup d'entre eux ne reverront jamais leur terre natale.

Des conditions de vie indignes

À Bruxelles, la dispersion vers les différents charbonnages est organisée.

Des interprètes et délégués des mines règlent les formalités et le précieux chargement d’humains est dirigé vers les « cantines » qui les attendent. Ce sont d’anciens bâtiments fermés ayant servi de « baraquements » aux prisonniers russes et allemands.  Les conditions de vie y sont indignes et bien loin des promesses faites, sans isolation, brûlant l’été et glacé l’hiver.

Ils vivaient à l'étroit dans ces misérables cabanes groupées en plusieurs villages, où seule la misère régnait.

Ils n'avaient quasiment pas de liens avec les hommes pratiquant d'autres métiers que ceux de la mine.

L'exploitation minière en est venue à réunir son personnel dans des agglomérations particulières, où le mode d'existence diffère beaucoup. Beaucoup considèrent à cette époque les mineurs comme des animaux.

Dans les années 1950, la recherche de logements plus décents et appropriés, principalement quand la « famille » arrive et s’agrandit, relève presque de la « mission impossible ». On voit alors fleurir sur bon nombre d’habitations privées des pancartes « ni animaux ni étrangers ».

Dans les entrailles de la Terre, personne ne vous entend hurler

La mine, c’est le lieu où s’exacerbent toutes sortes de terreurs primaires : dégoût du suintant et du moisi, claustrophobie et achluophobie, peur panique du vide et du noir dans cette obscurité que seule la lampe, véritable "soleil du mineur", parvient tant bien que mal à combattre.

Lorsque les mineurs parlent de la mine, ils la décrivent comme l'enfer, un monde de noirceur absolue dont il est difficile de sortir indemne.

Il y a tout d'abord leur environnement, très humide avec des températures étouffantes pouvant atteindre 50°C. Il fait tellement chaud dans la fosse que certaines personnes, pour se désaltérer, boivent l'eau sale coincée entre les rails et dans les abreuvoirs pour les chevaux.

Il y a aussi cette crasse qui colle à la peau, ne laisse visible dans la pénombre que la blancheur des yeux et le rose des lèvres, trahissant l’importance de cette poussière invisible provoquée par l’extraction du charbon.

Dédale souterrain sans fin, glauque, sombre et souvent irrespirable, dans la fosse il y a toujours un risque, aussi minime soit-il.

Les mineurs portent des mouchoirs humides pour se protéger des dégagements de gaz comme le monoxyde de carbone. Ils ne sont jamais à l'abri d'une explosion impromptue de grisou...

Parfois ce sont des éboulements qui surviennent quand le boisage ne tient pas.

Quelque fois, mais heureusement très rarement, les câbles d’une cage d'ascenseur cassent.

Alors, au contact de la pierre humide des cavités, elle va s'écraser avec ses occupants dans les abîmes terrestres.

Au stade germinal

La particularité de la mine de Cheratte, tout comme le bassin de Liège, c'est la faible puissance des veines de charbon.

Au plus large, elles faisaient 80 centimètres de haut, mais le plus souvent elles n'en faisaient que 50.

Certains mineurs sont ainsi toujours courbés, d'autres se retrouvent coincés entre deux pierres dans des tailles de quelques dizaines de centimètres.

À ce sujet Émile Zola écrivit : "cette veine était si mince, épaisse à peine en cette endroit de cinquante centimètres, qu'ils se trouvaient là comme aplatis entre le toit et le mur, se traînant de genoux et des coudes, ne pouvant se retourner sans se meurtrir les épaules (...)"

Le travail dans la mine n’est pas seulement l’apanage des ouvriers de la pénombre. C’est aussi celui des chevaux, véritables bêtes de somme, réunis au sein d’écuries parfois établies à même le sous-sol.

Privés de lumière, il arrivait que les chevaux deviennent aveugles dans cet environnement ; ils n’étaient pas mis au repos pour autant.

Habitués à la configuration des galeries où ils se déplacent, au rythme répétitif de leurs mouvements, ils pouvaient continuer à travailler de la même façon.

Ils finissaient ainsi leur vie, entourés des bruits et des voix qu'ils connaissaient, la mine devenant alors leur tombeau.

Des débuts difficiles

Le site de Cheratte démarre avec quelques exploitations maigrichonnes entre 1511 et 1811. On y extrait l’anthracite, un minerai très proche du charbon.

En 1828, l'exploitation souterraine connaît ses premières difficultés. Les multiples galeries déjà existantes s'entrecroisent et le réseau souterrain est victime régulièrement d'importantes venues d'eau. C'est pourquoi les ouvriers vont creuser des araines, galeries d'évacuation des eaux. A ce jour, il en reste une, très difficile à visiter à cause d'un niveau de CO2 fort élevé.

Au plus fort de l’activité de cette mine, au 20ème siècle, le volume d’eau refoulé  était de l’ordre de 6 000 m3 par jour !

C'est durant l'année 1868 que la mine connaît ses venues d'eaux les plus importantes. De ce fait, la concession est abandonnée. L'arrêt d'exploitation durera jusqu'en 1905 et sera évidemment dévastateur, les installations étant livrées au pillage.

Une fourmilière de 1500 ouvriers

Lors de son rachat, une étude de faisabilité montre que de la houille maigre se situe à forte profondeur : un charbon à faible teneur en matières volatiles et en cendres, très recherché à l’époque où l’on a besoin de ce type de charbon pour les poêles à feu continu, les moteurs à gaz pauvre, ainsi que les chemins de fer et la marine.

En résulte la construction d'une monumentale tour d'extraction de style néo-médiéval, en 1907, sur le puits n°1 d’origine.

Il passe de 250 à 420 mètres de profondeur ; une première pour l'époque en Belgique, avec une machine d'extraction placée au sommet de la tour.

On extrait de la mine environ 68% de charbon mais aussi 32% de pierres stockées sous forme de terril.

Ces terrils consistaient en un vaste remblai de 9 à 10 mètres d’épaisseur, sur 22 hectares.

Ils ont été utilisés depuis pour la construction de l’autoroute Liège-Maastricht.

Le site est ensuite complété par une seconde tour d'extraction, en béton, en 1923 et d’un troisième puits construit de 1927 à 1947, qui emmène les mineurs à 480 mètres dans les tréfonds de la terre.

Ainsi équipé, le site connaît alors son apogée ; il emploie jusqu’à 1500 ouvriers.

Le charbonnage du Hasard en pointe

La vie au sein de la mine est parfaitement rythmée.

Autour du hall de dispatching s'articulent dextrorsum la lampisterie (proprement dite, l'atelier des lampes de mineur), l'atelier des masques anti-CO2, ainsi que le bureau de la paie orné d'un énorme coffre-fort, qui n’a pas bougé depuis.

Les barrières métalliques guidaient les mineurs vers le guichet où ils échangeaient leur médaille contre lampe et masque, permettant ainsi de pointer qui était au fond de la mine.

Le long des barrières, des pupitres, encore visibles aujourd’hui, indiquaient à chaque ouvrier son équipe et son chantier.

La particularité de Cheratte, c'est aussi la débauche de bains-douches et vestiaires.

Au contraire de la majorité des exploitations de charbon, le site ne possédait pas de salle des pendus pour leurs affaires ni de douches communes. Dès l'origine, les mineurs se lavaient dans des cabines individuelles bordant des salles chaudes garnies de casiers pour les vêtements de ville. Un véritable luxe.

« On était comme des esclaves »

Ancien mineur au charbonnage du Hasard, Arturo est originaire d'Espagne. Il a 18 ans quand il arrive à Cheratte. C'était en 1962...

"Au commencement, on était comme des esclaves. On nous criait dessus. Après on s'habitue un peu. C'était dur. Des fois, on avait peur parce que tu vois que tout va te tomber dessus. C'était dangereux. Mais ce qui est bien, c'est que comme il n'y a pas de fenêtres, on ne peut pas s'imaginer l'intérieur. Si on faisait des fenêtres dans les mines, il n 'y en a pas beaucoup qui descendraient."

Lorsque l'on a demandé à l'un des derniers survivants de la catastrophe de Courrières, dans le Nord de la France, où se sont consumées dans les ténèbres 1099 mineurs le 10 mars 1906, si c'est un beau métier d'être mineur, il répondit laconiquement : « C'est tellement beau que plus personne ne veut y aller ».

S'il était un métier à ne jamais devoir oublier, sans doute serait-il celui de mineur. De tous temps, ces hommes, femmes et parfois même enfants, méprisés par les classes sociales dominantes, contribuèrent dans le courage et la misère à effectuer un travail que souvent ils héritaient, sans libre choix, de leurs ascendants. Mais le terme " métier " convient-il éthiquement pour désigner le labeur exécuté par ces êtres humains ? Ne conviendrait-il pas mieux d'utiliser plutôt les mots exploitation ou encore esclavage ?

Les gueules noires font grise mine

En 1973, le charbonnage du Hasard produit 235 000 tonnes de charbon en 233 jours de travail, soit 1 000 tonnes par jour.

Mais le prix de revient du minerai en Belgique est, depuis 1960, supérieur au prix de vente du marché, alors que les grands exportateurs comme l'Australie, l'Afrique du Sud et la Chine bénéficient de gisements plus accessibles (mines à ciel ouvert) et d'une main d'œuvre bon marché.

Le charbonnage ferme sine die le 31 octobre 1977, il employait alors 600 mineurs.

Après la fermeture, les puits sont rebouchés et des dalles en béton sont coulées. Le site est ensuite racheté à bas prix par Armand Lowie, un promoteur immobilier flamand.

Ce propriétaire commence à démanteler le site. Les installations métalliques disparaissent peu à peu au profit d'un ferraillage sans merci.

Le temps de la résilience

En 2007, le Hasard est inclus dans un programme de réhabilitation du gouvernement wallon pour les façades et les toitures du phalanstère, la salle des machines, la colline boisée et la cité-jardin.

La tour néo-médiévale du puits n°1 est classée depuis les années 80.

Un communiqué de presse de février 2014 annonce que les parties classées mais aussi la salle des machines, la lampisterie et la salle de paye attenantes seront conservées au même titre que la passerelle, mais que tous les autres bâtiments seront démolis.

Un entrepreneur doit être désigné pour commencer le chantier de démolition en 2017.

Aujourd’hui, le charbonnage du Hasard, drapé dans ses façades d'outre-temps, propose silencieusement au visiteur saisi, l'énigme d'un passé qui demeure insaisissable.

Qu'il s'agisse de l'imagerie positive (la fierté, la solidarité) ou tragique (la catastrophe, la silicose, la fatalité), les deux se retrouvent dans un certain nombre d'œuvres ou d'actes symboliques, qui font de la condition minière un « lieu de mémoire » pour une société ouvrière et industrielle en voie de disparition.

En France, le mythe minier a même été en quelque sorte patrimonialisé, lorsque le bassin minier du Nord a été classé, à l'été 2012, par l'UNESCO.

Ce classement s'est fondé non seulement sur les traces matérielles laissées par l'exploitation, mais aussi sur les traces culturelles : ce sont les valeurs et les images associées au monde minier qui ont également été reconnues comme un patrimoine.

Puisse un jour le charbonnage du Hasard devenir lui aussi un lieu de témoignage de ce passé oublié.

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